Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Dix-septième épisode dédié à l’acceptabilité sociale des technologies et à mes propres arrangements coupables avec l’empire des écrans.
Ce matin, j’ai quitté ma carlo du Limousin pour une balade aux aurores, sifflotant tel un scout ivre sur le chemin qui descend vers Saint-Jean-Ligoure, bordé de champs et de haies particulièrement tchipants. Faut dire que c’est le début du printemps et que les piafs s’en donnent à cœur joie ♪♫♫♪. En trente minutes, j’en ai identifié une quarantaine. Les habituelles mésanges charbonnières, merles ou rouges-gorges, mais aussi des moins « connus » : sittelle torchepot, fauvette à tête noire, mésange nonnette, serin cini, roitelet triple-bandeau… Ô, joie des plumes et des pépiements.
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On pourrait déduire de ces lignes que je suis un ornithologue avisé. Ben non, je débute. J’ai juste téléchargé il y a peu sur mon smartphone une application capable d’identifier les chants d’oiseaux. Et j’ai donc passé la moitié de ma bucolique balade le nez collé à l’écran, tentant ensuite d’associer chaque chant entendu aux solutions proposées. J’y ai pris beaucoup de plaisir. Et je pense que cet outil va me permettre de progresser plus rapidement dans ma connaissance des tchips. N’empêche : moi qui jamais ne sortais ce genre d’appareil en pleine nature, voilà que j’y suis collé comme un ado en vacances avec ses parents. Et que j’active même l’option « localisation », pour rendre l’application plus précise. Oh lord, que suis-je devenu ?
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On est beaucoup comme ça : au fil des ans, on laisse tomber nos défenses. Anti-smartphone éructant il y a encore quelques années, me voilà en train d’espionner les oiseaux par leur biais pendant mes balades. Alors oui, il n’y a pas mort d’homme ni de piaf. Mais c’est bien ainsi qu’à un niveau individuel, même les plus réticents se font rattraper.
Si mon cas n’est pas le plus parlant, tant je suis à la traîne des nouvelles technologies, cette inflexion généralisée de la défiance renvoie à un phénomène collectif, basée sur des techniques marketing de fabrication du consentement. Quand une nouvelle technologie débarque et effraie, il faut la rendre acceptable, sexy, désirable. La localisation de toutes et tous au quotidien ? C’est pour le GPS, tellement plus pratique que les cartes. Les nanotechnologies ? Ton papy qui souffre de Parkinson leur dit merci… On a récemment entendu cette petite musique concernant le dernier projet de ce taré d’Elon fucking Musk, Neuralink, qui vise à créer des implants cérébraux afin de révolutionner « l’interface cerveau-ordinateur ». Pour Musk, qui a obtenu en 2023 le droit de faire des essais sur les humains, cela permettrait à l’humanité de trouver « une vraie symbiose avec l’intelligence artificielle1 ». Ça fait flipper ? Pas du tout, voyons : ces joujoux ne seront utilisés que pour aider des gens malades ou handicapés, par exemple en les dotant d’exosquelettes reliés au cerveau. Merci Elon, nouveau Jésus. Ensuite, sait-on jamais, il pourrait y avoir d’autres usages…
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Retour à mes piafs. J’imagine que d’ici quelques années il existera des applications capables non seulement d’identifier les chants mais de dire précisément où se trouve chaque oiseau. Il n’y aura plus d’apprentissage, plus d’hésitation, plus de plaisir de la découverte. Les oiseaux seront comme les Pokémon virtuels traqués en ville par des gens flippants. Et moi je serai le temps d’une balade aussi « bon » en identification qu’un ornithologue pro. Sauf que je ne saurai rien.
Par Émilien Bernard dans CQFD d’avril 2024