Ne télétravaillez jamais !
Dans son discours du 28 octobre annonçant le reconfinement, Macron demande aux entreprises de recourir au télétravail pour limiter la propagation du covid. Depuis, le gouvernement préconise jusqu’à 100 % du temps de travail à distance pour les métiers qui le permettent. La plupart du temps, les syndicats sont une courroie de transmission de cette directive et s’insurgent contre les directions qui ne le mettent pas assez vite en place. Trop focalisés, par réflexe, à déceler les défaillances des patrons dans leur obligation de limitation des risques, les syndicats risquent surtout de pousser l’organisation du travail vers un point de non-retour de l’éclatement des collectifs de travail.
Certains syndicalistes voient dans le télétravail un piège tendu aux travailleurs. L’un d’eux nous a envoyé une tribune. Peu importe sa boîte, peu importe son organisation syndicale, l’alarme qu’il rédige ici peut résonner dans toutes les entreprises.
Jusqu’à peu, je défendais un peu mécaniquement le télétravail. Début octobre j’ai encore participé à une résolution qui dénonçait le manque de volonté de mon employeur de « réellement mettre en place le télétravail pour les personnes volontaires ».
En effet, certaines boîtes s’opposent au télétravail. La mienne bloque pour deux raisons. La première c’est qu’ils sont nuls. Ils n’arrivent pas techniquement à équiper les gens de PC qui marchent. La deuxième, c’est l’absence de confiance : ils voient les salariés comme des ennemis qui s’arrêtent de travailler dès qu’ils ont le dos tourné. Et ils ont tort. Généralement, ceux qui bossent en télétravail rapportent tous être beaucoup plus efficaces qu’au bureau, être mieux concentrés et ne plus allonger leur temps de pause autour de la machine à café.
Mais la question n’est pas là et tant mieux s’ils se trompent. Parce qu’à mon sens on doit tout faire pour ramener l’humain, le contact, l’échange physique, revenir à la proximité, la salle de café et les pauses qui ralentissent nos cadences et font du bien au moral.
J’ai échangé avec mes collègues dont le taf est « télétravaillable », et les avis sont surtout hostiles. J’ai mis du temps à m’en rendre compte, mais défendre le télétravail rompt avec le cœur de ce pour quoi on s’est battu syndicalement. Le mouvement syndical a passé des années à lutter contre les fermetures de gares, d’agences bancaires, de postes, de centres des impôts, contre la division des services, contre l’éclatement des collectifs de travail. On a lutté contre la dématérialisation qui renvoie les usagers vers des sites internet, des hotlines payantes, des caisses automatiques et des machines alors qu’on peut rendre le service de visu. Cette dématérialisation qui sert avant tout à liquider des salariés et « économiser des mètres carrés » comme ils disent à chaque restructuration. On était contre la déshumanisation, on se battait pour l’échange humain de proximité. Et on avait raison !
Aujourd’hui, à la faveur d’une psychose pandémique, d’une désorientation totale de la pensée, on doit capituler, les laisser gagner ?
C’est quoi le business plan de la « start-up nation » voulue par Macron ? Le plan « action publique 2022 » impose « d’accompagner la baisse des dépenses publiques, avec un objectif assumé de -3 points de PIB d’ici 2022. (…) Objectif, 100% de services publics dématérialisés à horizon 2022. » [1] La conclusion du rapport de ce plan est édifiante et cynique. Ils justifient le « bouleversement des métiers » par « l’irruption du numérique », « le développement et l’usage de l’intelligence artificielle » ou « l’optimisation de l’utilisation des données de masse ». Leur but, c’est de réussir à atomiser la résistance populaire, les gilets jaunes, les cheminots en lutte pour nos retraites, la vie, l’humain, les manifs, les grèves et les barbecues sur les ronds-points, pour renvoyer tout le monde sagement derrière son écran.
Il ne s’agit pas d’idéaliser le travail classique, mais de reconnaître que le télétravail rajoute à l’enfermement du confinement, la violence d’un isolement qui prend une tournure radicale dans un monde régi par les couvre-feux et les attestations de déplacement. Le télétravailleur confiné est un détenu placé à l’isolement de sa condition salariale. Autrefois on délocalisait les emplois en Asie pour payer moins cher, désormais on délocalise sur la table de la cuisine. Selon ton métier ou ta classe sociale, il sera plus ou moins bien vécu : télétravailler dans un T1 au rez-de-chaussée sur un ordi qui rame avec des travaux à côté, c’est pas la même que de télétravailler dans une villa sur Imac écran 21 pouces avec vue sur Belledonne. Mais quand on réclame syndicalement le télétravail, on cautionne ces deux facettes. C’est le renforcement invisible d’une violence de classe.
Le télétravail empêche l’accès à des échanges sociaux, à une raison de sortir se confronter au réel. C’est plus d’écrans, moins de solidarités du quotidien. En temps normal le télétravail est déjà décrié pour les risques d’isolement, les problèmes d’ergonomie et de postures physiques, les problèmes de déconnexion entre travail et vie personnelle. Enfin, le télétravail prend progressivement la forme d’une surveillance totale. Dans les banques, par exemple, les outils de télétravail tracent le moindre clic et le moindre onglet ouvert pour empêcher toute velléité de dévier des cadences de productivité.
Les syndicats ont bataillé depuis mars pour imposer des moyens face au covid. Mais dans cet élan pour « sauver des vies », on pourrait être tentés d’être les bons soldats d’une nouvelle étape d’externalisation et d’ubérisation des emplois du secteur tertiaire.
On doit prendre le contre-pied de nos réflexes syndicaux. On doit dépasser notre peur de voir des collègues attraper le covid et sentir d’avoir échoué à les protéger.
En se focalisant sur le covid, on en oublie toutes les autres maladies ou problèmes de santé qu’on essayait de prévenir syndicalement. Dans ma boîte qui emploie des dizaines de milliers de salariés, je crois qu’il n’y a heureusement pas eu un seul mort dû au covid. Par contre depuis huit mois, il y a eu des AVC dus au stress, des suicides, des accidents de trajet, des cancers, des chutes. Totalement coronacentrés, on en a même oublié les accidents de travail.
[1] https://www.gouvernement.fr/action/action-publique-2022-pour-une-transformation-du-service-public
Paru dans le Postillon de janvier 2021