Accueil > Les expérimentations > Les amis de CQFD

L’heure de sortir les ordures

La révolution ou le fascisme

L’HEURE DE SORTIR LES ORDURES

Rares dans une vie les moments où l’on se sent aussi proches d’un basculement politique. À la fois acteurs d’un mouvement et spectateurs d’un délabrement politique accéléré, on a construit ce numéro spécial « Bordel partout » dans une urgence un peu frénétique. Le texte qui suit est à la fois son introduction et le miroir de nos réflexions à l’aube d’un printemps qui s’annonce encore mouvementé – et, on l’espère, décisif.

Et donc, ça a fini par péter. On le pressentait, l’annonçait, l’espérait : l’opposition à cette énième réforme des retraites a débouché sur un vaste et emballant mouvement de révolte, social et populaire. Après le 49.3 du 16 mars, la colère, jusque-là engoncée dans des journées de mobilisation intersyndicales un chouïa trop convenues, s’est exprimée avec une rage et une détermination démultipliées. Comme lors de chaque mobilisation d’ampleur – plan Juppé (1995), loi Travail (2016), Gilets jaunes (2018)… – la contestation dépasse largement le sujet de départ : dès le mois de janvier, il est d’ailleurs évident que le report à 64 ans de l’âge de la retraite n’est que la goutte qui fait déborder, un détonateur, la claque de trop. Dans chaque manif, chaque blocage, chaque vitrine brisée, chaque poubelle cramée s’expriment un rejet toujours plus massif du pouvoir macroniste et de ce qu’il représente.

Et ça fait du bien, bordel. Faut-il le rappeler ? Hors quelques intermèdes réprimés sans ménagement et restés sans suite, on s’était habitués depuis des années à ne pas avoir voix au chapitre, à constater semaine après semaine le grignotage de nos droits, les progrès du désastre écologique, du racisme et du sexisme et l’arrogance des puissants en l’absence de tout contre-pouvoir. Sûr, ça fait un moment qu’ils font très fort : la quasi totalité des médias appartiennent à une poignée de multimilliardaires ; le régime à leur botte s’autoreconduit par acclamation tous les cinq ans ; les moyens de surveillance et de répression de la populace indocile sont sans cesse perfectionnés ; ministres, conseillers et députés sont mis en examen les uns après les autres dans l’indifférence générale tandis que sur les écrans, une poignée de bourgeois parisiens séniles s’accaparent le crachoir. Oui, l’oligarchie se porte très bien, merci pour elle. Mais voilà qu’ayant un peu trop pris la confiance, les élites sont allées trop loin.

Ce qui a fait péter un boulard généralisé à une grande partie des Français dans cette histoire de réforme des retraites, c’est certainement plus que tout l’injustice et l’arbitraire. Dès le départ, même les économistes les plus réacs ont démenti la propagande gouvernementale sur la nécessité de la réforme ; tandis que les plus progressistes observaient que du pognon, il y en a, et qu’il n’y avait qu’à le prendre là où il se trouve. Rien, en somme, qui impose d’obliger l’ensemble des travailleurs à trimer deux ans de plus. Deux ans ! Le temps de faire pousser un jardin, d’apprendre une langue ou, pour un gosse, à marcher et à parler. Et ce qui, confusément, a fusé dans les esprits tout au long de cet hiver, c’est le sentiment que cette réforme inutile et inique était en réalité une démonstration de toute-puissance, une attaque destinée à tester notre résistance et que, si celle-là passait, tout passerait. On a résisté, et on a vu ce que le pouvoir avait derrière la tête.

Car on en a appris, des choses, en quelques semaines. La procédure législative n’a plus de secrets pour nous, pas plus que la différence entre ce qui est démocratique, ce qui est légitime et ce qui est seulement légal (voir notre édito du mois). Entre l’examen accéléré de la loi, le vote bloqué au Sénat et le 49.3 à l’Assemblée, le gouvernement a épuisé tous les artifices pour faire passer son texte en force. Et puis, lorsque la contestation s’est installée dans la durée, étendue à la lutte pour les droits des femmes, celle contre le projet de loi Immigration ou encore celle contre les aberrantes mégabassines, et durcie – sans proportions, pourtant, avec les hors-pistes des Gilets jaunes –, on a vu aussi ce dont le gouvernement était capable, et que, peut-être, il attendait depuis le début.

Impossible en effet de recenser les exactions policières commises aux quatre coins du pays contre des manifestants intimidés, nassés, interpellés à titre préventif (c’est-à-dire hors de tout cadre légal), gazés, tabassés, blessés, condamnés pour des vétilles au terme de jugements sommaires… Point d’orgue de cette fuite en avant : la répression sanglante du rassemblement contre la mégabassine de Sainte-Soline, les grenades mutilantes qui pleuvent au milieu de la foule et, parmi ceux qui tombent, S., toujours entre la vie et la mort à l’heure où nous écrivons ces lignes. Dans les jours qui ont suivi, le ministre de l’Intérieur, omniprésent, s’est imposé comme le visage d’une fascisation qui ne dit pas son nom, mais qui nous pète toujours plus à la gueule. Soutien indéfectible des « forces de l’ordre » dont les abus sont pourtant plus que documentés, menteur éhonté, Darmanin balaie les critiques d’institutions aussi peu radicales que le Conseil de l’Europe, Human Rights Watch ou l’ONU. En parallèle, il déroule la suite de son agenda liberticide : dissolution des Soulèvements de la Terre et de la Defco (Défense collective, la legal team rennaise), création d’une cellule anti-Zad… Autant dire une croisade contre ce qu’il appelle le « terrorisme intellectuel » d’une « extrême gauche » qui comprend, si on le suit jusqu’au bout, tous ceux qui pensent que les pauvres ont le droit de manger et qu’on devrait pouvoir exprimer son désaccord contre les politiques de l’État sans y laisser un œil.

Dans la France de 2023, ces violences impunies et la morgue de ceux qui les déchaînent sont la réalité de ce que le storytelling crasseux des dominants appelle « République » et « démocratie » et qu’il conviendrait d’opposer à l’« émeute », quand bien même celle-ci exprimerait l’opinion de 70 % des Français. Comme les bouchers staliniens sous la plume du poète Bertolt Brecht, Macron et ses satrapes préféreraient « dissoudre le peuple pour en élire un autre ». Après des décennies de fascisation des esprits, de violences policières impunies, de manipulations dignes des plus mauvais illusionnistes, les coups de menton de Darmanin amorcent en fait un ralliement des bourgeois vers une extrême droite qu’ils auront tout fait pour placer au pouvoir. De fait, le Rassemblement national (RN) boit du petit lait. Sorti des législatives de 2022 avec un nombre record de 89 députés en faisant à peine campagne, le parti lepéniste sait qu’il n’a pas grand-chose d’autre à foutre que d’attendre son heure. Les sondages valent ce qu’ils valent, mais ce sont bien les fascistes qu’ils désignent comme les gagnants de la séquence. Jordan Bardella, président du RN, peut désormais affirmer, relax : « Je pense que cela va se terminer par notre arrivée au pouvoir. »

On le sait bien, le Rassemblement national au pouvoir, ce serait encore bien pire. Mais c’est bien à cela qu’en renonçant aux principes minimaux de l’État de droit, le pouvoir actuel cherche à nous habituer : un monde où la violence des puissants s’exerce à cru, sans recours. C’est vers là que nous allons toujours un peu plus, c’est contre ça que nous nous battons : la démocratie, c’est nous. Et ce printemps partagé dans la rue et autour de piquets de grève ou de poubelles en feu vient nous rapporter une dose de courage bienvenue. Il nous rappelle que le mouvement est lancé, et qu’il essaime. Les réactions véhémentes et démesurées du pouvoir montrent combien ils nous craignent. Nous leur montrerons qu’ils ont raison.

Introduction au dossier « Bordel partout » dans CQFD avril 2023