L’étrange projet de M. Thiers
Le 8 février 1871, des élections ont eu lieu : il faut remplacer l’Empire, qui est tombé avec la chute de Napoléon III. La Chambre est presque totalement royaliste : sur 750 députés, il y a plus de 600 royalistes (même s’ils sont séparés entre Royalistes bourboniens et Royalistes orléanistes). Le paradoxe, c’est que c’est cette Chambre de 600 députés royalistes qui va décider que c’est la République qui sera le régime français. Il y a là une sorte de mystère historique. Tout ça vient de Monsieur Adolphe Thiers. Il s’était fait remarquer par cette répression affreuse contre la Commune. Il avait présenté à ses amis de la Chambre le raisonnement que voici. « Moi, Monsieur Thiers, j’ai été longtemps royaliste au point que j’ai été Premier ministre de Louis-Philippe. Et j’avais vécu avec le sentiment que c’était le système monarchiste qui préservait le mieux l’essentiel ». Et pour un monsieur comme M. Thiers, l’essentiel, c’était les structures économiques. C’est-à-dire que les riches ne soient pas menacés, et qu’on continue à gagner de l’argent sur le dos des pauvres. Alors le raisonnement qu’il avait présenté était le suivant : « Dans un régime monarchiste, du moins en apparence, du moins théoriquement, c’est la volonté d’un seul homme qui gouverne. Il s’appelle le roi et il a devant lui, des sujets. Mais il suffit que les sujets décident : ‘Nous ne sommes plus des sujets, nous sommes des citoyens’, pour que la volonté de ce personnage, le roi, soit combattue et même détruite. La preuve, disait-il, voyez ce qui s’est passé en 1789, encore davantage en 1792, en 1848 ; et voyez ce qui s’est passé maintenant le 4 septembre 1870, où brusquement la République a reparu. J’ai été, comme vous, effrayé par l’idée de la Révolution, de la République, parce que la démocratie me paraissait très dangereuse. Et j’ai fait le raisonnement suivant. Je me suis dit : après tout, le système monarchique n’est pas le système préférable pour obtenir la paix sociale - ce que l’on appelle l’ordre établi - pour la raison que je viens de vous dire, qu’il suffit que les gens se déclarent non sujets mais citoyens, pour renverser le gouvernement. Tandis que, réfléchissons ensemble à ce que pourrait être la République ou le système démocratique. Le système démocratique, c’est en principe la Nation qui gouverne : la liberté de la Nation, le suffrage universel, la volonté nationale comme on dit. Mais réfléchissons de manière concrète à ce que c’est que la liberté nationale : la liberté nationale, c’est la majorité plus un. Il suffit qu’il y ait la majorité plus un, pour appeler ça la liberté nationale. Alors l’homme qui est au pouvoir, le groupe qui est au pouvoir et qui est mandaté au nom de la souveraineté nationale, a entre les mains une puissance incomparablement supérieure à celle du roi, puisqu’il peut prétendre représenter la volonté nationale. C’est vous dire à quel point l’autorité est puissante, maintenant : puisque toute rébellion contre cette autorité est, en somme, une rébellion contre la liberté des citoyens, qui ont opté pour une telle forme démocratique ».
Transcription extraite d’une conférence d’Henri Guillemin -
Le fascisme en France (de 1875 à 1980)
Paru dans la gazette de Neuchâtel du 1er mai 1987