Hiki quoi ?
Aujourd’hui, j’ai rendez-vous avec Madame K. Madame K. est analyste. Mais ce n’est pas comme thérapeute que je la rencontre. Enfin… il ne s’agit pas d’une consultation thérapeutique. Et ce n’est pas exactement une rencontre. Nous conversons par téléphone pendant une heure, toutes les semaines. Nous en sommes au quatrième rendez-vous. Madame K., je l’ai rencontrée lors d’une conférence donnée par Monsieur Tadaaki Furuhashi et elle aussi, il y a trois mois. Ce monsieur est Japonais, chercheur japonais. Il est venu de son pays exprès, pour nous parler d’un sujet dont il est « le » spécialiste dans son pays, d’un domaine peu connu. Il faut dire que le Japon nous devance, nous occidentaux, d’une vingtaine d’années. Pour dire mieux, leur libéralisme a une génération d’avance, surtout au niveau de la technologie. En 1981, les Japonais pouvaient porter au poignet les montres télévisions qu’ils faisaient fabriquer en Corée ou à Taïwan, dite Formose à l’époque. Ces montres télévisions (ou montres vidéos je ne sais), je les ai vues, à l’époque… c’était énorme, pour nous ! Moi je dis que question écrans, écrans en tous genres, les Japonais, ils s’y connaissent. Mais c’est « has been » quand même, puisque maintenant, ils sont numéro un pour les robots.
Madame K., je l’appelle à Strasbourg. Elle dit qu’il y a un avant et un après. Après les écrans de télévisions, devant lesquels certain.e.s sociologues signalaient avec inquiétude, à la fin des années 70, qu’un enfant y passait environ quatre heures par jour, il y a eu les écrans numériques, utilisés réellement au quotidien autour de l’an 2000. Avant et après cette date, ce sont deux mondes différents. Aujourd’hui, on ne communique plus comme hier pourtant si proche, à cause du numérique, des écrans, à cause des technologies de communication innovantes. C’est Madame K. qui le dit, mais j’approuve. Personnellement, je n’ai pas grandi avec le numérique, j’ai vingt ans de retard ; je peine, je le subis, ça m’exaspère. En plus, le numérique m’a pris Jeff.
C’est de lui que nous parlons, toutes les deux. Parce que Madame K., elle a travaillé pendant vingt ans dans l’association Ithaque, un centre pour des gens en addiction et qui voulaient en sortir, addiction à l’alcool, aux drogues, à toutes ces choses dont tu ne peux plus te passer et qui te ligotent. Elle a rencontré aussi une catégorie d’individus qui passaient un temps invraisemblable devant leur ordinateur. Alors c’était tentant de conclure, et logique aussi, que ceux-là étaient « addicts » ; en tous cas, c’est ce que je croyais. Sauf qu’au fil du temps, cette dame thérapeute s’est rendue compte qu’elle faisait erreur. Non, ceux-là n’étaient pas addicts. C’est vrai, ça !? Effectivement, quand Jeff a accepté un jour de passer trois semaines de vacances avec nous – quelle surprise ! c’était il y a longtemps – il savait qu’il n’aurait à disposition ni ordi, ni écran. Mais quel bonheur de le voir à nos côtés, d’entendre sa voix, la voix de notre Jeff tel que nous l’avions toujours connu, agréable, vif, généreux, fin gourmet, rieur, bourru parfois, mais causant volontiers, à l’écoute de nos menues anecdotes échangées pour passer le temps, une petite clope de-ci de-là mais sans plus, heu… normal, en somme : des vacances ordinaires, un bol d’air de vacances paisibles, durant trois semaines. Or, de retour chez lui, il s’est tout de go remis devant son écran. En dehors de ces trois semaines, voilà dix ans qu’il lui fait face, jouant, parlant dans son casque à on ne sait qui, occupé à on ne sait quoi, de nuit comme de jour, essayant à intervalles de retrouver le rythme nycthéméral, devenu végétarien parce que la maltraitance infligée aux animaux dans l’industrie est innommable, en tout cas lui est insupportable.
Madame K. connaît le scénario et même davantage. Et moi, grâce à elle, je réalise maintenant qu’ils sont actuellement 1 200 000 japonais recensés (oui, des hommes pour 70 à 80 %) à ne plus sortir de chez eux comme Jeff, depuis au moins six mois (un des critères retenus par le ministère japonais de la santé), encore jeunes comme lui, ou adultes plus mûrs, comme certains retournés vivre chez leurs parents démunis qui dépassent aujourd’hui les quatre-vingts ans. Ils ne font pas les courses, ni les repas, ne rencontrent personne hormis leur famille, ne sortent presque pas de leur chambre, vivent et dorment souvent sur un canapé. Pour les familles, c’est terrible à vivre ; mais pour eux, rien d’anormal. Le terme pour les nommer, c’est Hikikomori, et il y a quantité de structures pour les aider là-bas, où la question est sociale du fait que le travail, c’est l’affaire des garçons. Mais à chaque pays sa spécificité. La notion est apparue chez nous en 2008, et on dit aussi, de ces personnes non recensées en France, qu’elles sont des Geeks, des No life, en tous cas des personnes en retrait social. Je découvre donc que Jeff serait en état de Hikikomori ou de retrait social, et qu’il est loin de constituer une exception. Il est une portion de notre société moderne, Italie, Espagne, Australie, Bengladesh, Taïwan, États-Unis aussi, tout pays (pas en Afrique) baignant dans le système ultra libéral qui semble en constituer le vecteur, le terrain, la semence. De le savoir donne du sens, de pouvoir cibler le phénomène du moins, sans espérer pour l’instant l’éradiquer. Au contraire, il semble qu’il soit un embryon de la post modernité qui a commencé. Cependant, il suffit d’écouter, de fouiller le silence autour de soi : ils sont là quelque part, dans un appartement près de chez nous, ne font pas de bruit, pas même délinquants… Polis même, rigoureusement attentionnés quand ils signalent d’un SMS, un report de rendez-vous avec Madame K. Oui, c’est bien beau, ça. Sauf que, pour la société, « ils n’existent pas », dit-elle.
Cher Jeff, miroir, gentil miroir, dis-moi… En toi je distingue mon époque, ma tristesse, ma désolation, mon inhumanité, mon errance, mon échec, ma folie. J’atteste et veux clamer que tu existes, au moins quelque part en moi, puits ou volcan où je ne veux pas aller, car il pourrait bien en jaillir feu ou larmes que je ne saurai arrêter. Tu es là bel et bien, si vivant et plein de tes semblables, et là, il y a place pour toi et cent mille autres aussi et encore davantage. Je ne te ferai pas le coup de l’oubli, encore moins du « ils veulent pas travailler ».
Madame K. a sondé la question du « pourquoi » et du « qu’est-ce », sans clore la réponse, a relevé les marques de l’angoisse devant la vie, le pied qui hésite à faire le pas pour s’engager, dans cette société inquiétante : « j’y-vais-j’y-vais-pas ». Je veux dire combien je comprends leur indécision, attester qu’elle constitue notre témoin d’alarme fonctionnant à plein régime. « Ils ne veulent pas travailler »… notre monde n’aurait donc que de l’emploi à offrir, à l’heure du confinement forcé ? Le travail serait donc notre unique et définitive proposition, projet de gens sur-adaptés, prêts à tout supporter de l’immonde ? rien d’autre à l’horizon ? becqueter pour survivre ? aucun rêve ? aucune palpitation ? aucune joie ? Ils seraient les malades, et nous les bien portants ? Pas vraiment ça non plus.
Monsieur Tadaaki Furuhashi et Madame K. le confirment : les Hikikomoris relèvent du soin, pas de la maladie psychiatrique, ne sont pas des fous, pas des schizophrènes, tout au plus névrosés, mais pas plus que nous tou.te.s, vous, toi, moi. Par conséquent, les psychiatres d’aujourd’hui, ça ne relève pas de leurs compétences ni de leur champ d’intérêt, ils n’ont aucun protocole, aucune molécule, aucun programme neuro génétique à offrir contre ce qui est considéré par certains comme « une certaine façon de vivre ». Ah c’est donc ça aussi, la vie, vivre confiné, comme Jeff, comme nous ? Sauf qu’au lendemain du 17 mars, Jeff a déclaré qu’il ne supportait pas le confinement. Chacun, à son tour, a pouffé de rire de cette bonne blague. Benêts que nous sommes… car si Jeff vit en retrait, c’est de son propre chef, n’ayant subi de contrainte de quiconque, à ce jour. Alors que, depuis cet extraordinaire 17 mars 2020, qui parmi nous, les trois milliards et demi de confinés, peut en dire autant ? Étrange basculement de situation ou aubaine propice à éclairer nos regards sclérosés, à percer l’inouï de nos errances collectives… : le silence des Hikikomoris nous crie un monde bien malade, et décidément non viable.