Faire des conneries est devenu politique
Portrait d’un sérial graffeur
Le bras en écharpe sur une clavicule cassée, un grand gars tatoué des pieds à la tête nous attend place de la République, à Paris. Le pas nerveux, Crapule2000 bouillonne : tenir en place n’est pas dans les habitudes de cet électron libre du graff, mais une forme de karma vient lui enjoindre de ralentir : « C’est la première fois que je me casse quelque chose et j’ai la haine. Je ne me sens pas moi. Quand je cours et grimpe partout, je m’enfuis de la réalité, je suis loin de tout. J’ai besoin de ça : taguer la nuit, c’est vital. »
Manque de bol, Crapule est en ce moment cloué au bitume, contraint « de marcher avec les gens qui respectent les règles, ceux qui ne ressortent que maintenant ». Autour de nous, la vie semble effectivement avoir repris son cours, avec ses terrasses blindées et ses supporters de foot en liesse, calés derrière des écrans géants, une pinte de bière à la main.
Braver les interdits de la Macronie sous pandémie les aurait « maintenus en vie » ces derniers mois, son crew et lui. « On sortait avec nos cordes et nos sprays, jusqu’à 5 h du mat’, on roulait à vélo, tranquilles, sans personne, il faisait bon, il faisait frais. » Courir sur les toits, peindre et le montrer, c’est pour Crap « une façon de contester ». Contester, par exemple, les mesures liberticides imposées par le gouvernement au plus fort de la crise sanitaire. Une démarche d’autant plus « politique » et « puissante » que la population était alors assignée à résidence : « Pendant le confinement, on cherchait des spots pour faire du rappel et graffer. C’était une forme de protestation. »
Murs blancs, peuple muet
Natif de Montreuil, le bonhomme a le graffiti dans le sang et en est reconnaissant : « Le graff a fait de plein de branleurs comme moi des petits aventuriers. Ça m’a tiré vers le haut. » Certes, les débuts ont pu être cahoteux : « J’ai commencé, comme tout le monde, par me prendre une baffe après avoir fait un tag en plein milieu du graff d’un autre : fallait pas faire ça. Je ne le savais pas encore, mais j’ai vite chopé les codes. »
Ado déjà, Crap se levait la nuit pour escalader les toitures. « C’est un truc qui m’a poursuivi : ce que je faisais à 15 ans, je le fais toujours à 29. Sauf que faire ces conneries est désormais devenu politique : dans un État de plus en plus autoritaire, la moindre incartade relève de la contestation. » Ce rejet du système et de ses règles, le graffeur le revendique : « La liberté est contestataire. S’il n’y a pas de graffiti dans une ville, il n’y a pas de vie. Parce que le graff est presque devenu la dernière attaque sociale pour manifester : dans les cortèges, tu te prends des coups de matraque ; quand tu fais des tags, personne ne te cogne, et tout le monde finit par les voir. »
Dans les rues de Paname, Crap est à l’affût de la moindre porte d’immeuble entrouverte, premier sésame pour accéder au faîtage, et repérer le mur adéquat sur lequel revenir poser en mode expédition nocturne. « Quand on descend en rappel, il fait parfois moins 6, le toit glisse, nos doigts gèlent, mais on le fait. Au début on a peur, on se regarde, on se dit que c’est haut. Après on accroche nos cordes et une fois suspendus on est bien. On se surpasse : il y a six mois, j’avais encore le vertige, mais plus maintenant. On essaie de casser nos barrières psychologiques. »
Crapule touche du bois : se faire éperonner par la volaille, ça ne lui est encore jamais arrivé, mais il en est certain, « un jour ça tombera, c’est sûr, ça tombe toujours ».
Lutte des classes
Une bouche d’égout ouverte en plein milieu du trottoir, personne à l’horizon. « En temps normal, je serais descendu », lance Crapule en attrapant une clé en croix, sans doute oubliée par un ouvrier sur le bitume. Fier de sa trouvaille, il la fait pivoter dans sa main gauche : « La dernière fois que j’ai trouvé un truc comme ça, ça permettait de dévisser des extincteurs, ça m’a beaucoup servi... » Des extincteurs ? Certains graffeurs les utilisent pour remplacer les bombes, la buse est plus large, le débit plus violent. Sûr que son blaze ne sort pas de nulle part : « J’ai toujours été une crapule, j’ai filouté toute ma vie. »
Alors quand on lui demande s’il apprécie particulièrement investir les murs des quartiers aisés du 16e arrondissement, Crapule esquisse un léger rictus : « Ouais, ça me fait plaisir de faire ça sur le territoire de l’ennemi. Parce que ça fait plus mal, c’est sûr. » À travers sa pratique du graff, il estime contribuer à sa manière à « une lutte des classes ».
D’ailleurs, ne cherchez pas de toile de Crapule2000 dans une galerie d’art du Marais. Au coopératisme des street-artistes qui pour lui « se branlent toute la journée dans leur atelier » ou pactisent avec les institutions pour orner les murs de quartiers « en réhabilitation » de jolies fresques à fort pouvoir gentrificateur, le puriste préfère le graffiti des « mecs qui sortent la nuit ». Vendre ses photos argentiques, son deuxième dada, passe encore, car il faut bien bouffer. Mais monnayer des graffs, ça, jamais. Rien ne vaut la saveur de l’illégalité.
« Je ne demande rien à personne. J’ai juste envie de choquer, de faire de grandes façades, d’éclater des immeubles, que ça fasse mal. L’époque a changé en un an, on ne reviendra pas au monde d’avant, c’est sûr. Crap poursuit : C’est ça qui me dérange, que tout le monde fasse comme si rien ne s’était passé. On est tous dans le déni mais à la rentrée, ça va être violent. On va se manger des réformes, faudra s’activer. »
La première des résistances ? Pour Crapule, « vivre comme on veut, c’est déjà une façon de lutter, puisqu’on ne peut plus mener notre vie comme on l’entend ».
Il embraye : « Quand je me retrouve seul sur un toit à graffer tranquille, je me sens bien. Peu importent les règles, et les risques que je prends. » Avant de conclure : » Si je me fais arrêter et qu’on me demande pourquoi je fais ça, je dirai : “C’est la seule solution que j’ai trouvée pour être heureux. Et vous, vous faites quoi pour l’être ?” »
Lily La Fronde