Mois après mois, Aïe Tech défonce la technologie et ses vains mirages. Neuvième épisode dédié aux sordides aventures spatiales des géants de la tech Jeff Bezos et Elon Musk, fossoyeurs des étoiles.
Le 13 octobre 2021, un certain William Shatner, 90 printemps, réalise son rêve ultime : il s’envole vers les étoiles. Joie. Son véhicule ? La fusée New Shepard de la compagnie Blue Origin, fondée par le boss d’Amazon, Jeff Bezos.
Ce dernier croit avoir mijoté un bon coup marketing : après avoir longtemps incarné le Capitaine Kirk dans la mythique série Star Trek lancée en 1966, Shatner est devenu une pure icône de l’imaginaire spatial, vénéré par des générations de geeks. Sans compter le potentiel de storytelling associé à son statut de « plus vieil homme dans l’espace ». Bref, le candidat idéal pour un coup médiatique du tonnerre. Enfin, en principe.
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« Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », a écrit au XVIe siècle un certain Blaise Pascal, le grand frère des futurs explorateurs spatiaux. Et c’est plus ou moins ce que William Shatner dit avoir ressenti lors de son court périple hors de l’orbite terrestre : une peur terrible, dévorante, existentielle. Dans un récent bouquin autobiographique, il explique que face au noir dévorant de l’espace il a tenté de se raccrocher à la petite boule bleue : « Je me suis tourné vers la lueur de notre foyer. Je pouvais distinguer la courbure de la Terre, le beige du désert, le blanc des nuages et le bleu du ciel. C’était la vie. Nourrissant, soutenant, la vie. La Terre Mère. Gaïa. Et je la quittais. » Et puis : « Je n’ai vu que la mort. » Atmosphère.
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Sur des vidéos qui ont beaucoup tourné, on peut voir ses premiers pas sur le sol terrestre après son vol. Sortant bouleversé de la capsule, le vieil homme est alpagué par Jeff Bezos venu l’accueillir dans le désert tout en combinaison SF et sourire bright de psychopathe. Lui est là pour le fun et le triomphe, ça se sent à mille kilomètres. Mais Shatner n’est pas dans l’ambiance. Pire, il tente de lui confier son trouble : depuis les étoiles, il a pris conscience de la fragilité de la terre, s’est demandé si la vanité humaine n’allait pas tout foutre en l’air, s’est posé tant de questions…
Face aux caméras, Bezos tend l’oreille un moment, un peu comme on écouterait, coincé à un repas de mariage, une vieille tante tendance gâteuse, avec sur le visage un masque d’ennui absolu. À bout de patience, il finit par couper son barbant interlocuteur pour réclamer une bouteille de champagne, qu’il agite ensuite pour asperger quelques femmes de l’assistance, lesquelles poussent des cris de joie sous la douche de bulles. Ambiance Ibiza.
Atterré, humilié, le vieil acteur mythique tente de garder une contenance. Mais une chose est sûre : il pleure à l’intérieur.
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En même temps, il aurait dû savoir, Capitaine Kirk. Dans le monde de pure efficacité robotique prôné par le patron d’Amazon et ses semblables, il n’y a pas de place pour le doute métaphysique ou la poésie ; pas de valeur autre que celle de leur mégalomanie sans limite ; pas de tolérance pour ceux qui s’interrogent sur les mystère de la mort, cette notion dépassée qu’ils finiront bien par vaincre à force de transhumanisme.
Bezos est en cela le parfait alter-ego de son concurrent en matière de start-upisation de l’espace, Elon fucking Musk, l’homme qui s’est promis de conquérir Mars pour mieux la terraformer (et en attendant terraforme les cerveaux des utilisateurs de Twitter). Je dois d’ailleurs avouer que j’ai copieusement applaudi au spectacle de la fusée expérimentale Starship de sa compagnie SpaceX explosant dans le ciel de Boca Chica au Texas après quatre minutes de vol le 20 avril dernier (1). Oh la belle rouge.
Seul regret : ni Musk ni Bezos n’étaient à l’intérieur.
Par Émilien Bernard dans CQFD de juin 2023
(1) Oui, des tas d’experts ont dit que cette tentative était plutôt une réussite, le présage de futurs triomphes. N’empêche : elle a explosé, boum, c’est déjà ça.